Louise Desrenards on Mon, 14 May 2007 15:10:07 +0200 (CEST)
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[nettime-fr] Zizek sur les aveux de Khaled Sheikh Mohammed
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OV source below
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D'une republicaiton ce jour dans bellaciao.org
http://bellaciao.org/fr/article.php3?id_article=48303 :
http://www.tlaxcala.es/pp.asp?reference=2659&lg=fr
Normaliser la torture, briser l'éthique
**A l'avant-garde des morts-vivants**
Slavoj Zizek, 24 mars 2007, The New York Times
Traduit par Xavier Rabilloud
Depuis que les aveux saisissants de Khaled Sheikh Mohammed ont été
rendus publics, la consternation face à l’étendue de ses crimes demeure
mêlée de doutes. Peut-on accorder foi à ses revendications ? Et s’il
avait avoué plus que ce dont il s’est réellement rendu coupable, soit
pour assouvir un vain désir de laisser le souvenir du grand cerveau du
terrorisme, soit parce qu’il était prêt à avouer n’importe quoi pourvu
que l’on cesse de le soumettre au « water boarding » ou à d’autres «
techniques d’interrogation renforcée » ?
S’il y a dans cet épisode de quoi être interloqué, c’est moins du fait
des aveux eux-mêmes que du fait que, pour la première fois depuis de
forts longues années, la torture a été normalisée – présentée comme une
chose acceptable. Ce qui a des conséquences éthiques qui devraient tous
nous inquiéter.
Alors que l’éventail des crimes de M. Mohammed est à la fois horrifiant
et manifeste, il nous faut remarquer que les Etats-Unis semblent
incapables d’en user avec lui comme ils le feraient même avec le plus
endurci des criminels. Dans le monde occidental civilisé, même le
meurtrier d’enfants le plus pervers est jugé et puni. Mais aucun
jugement légal ni aucune condamnation de M. Mohammed n’est plus possible
à présent – aucun tribunal agissant dans le cadre des systèmes légaux
occidentaux ne peut s’appuyer sur des détentions arbitraires, des aveux
extorqués par la torture, ou quelqu’autre chose de ce genre. (Qui plus
est – perverse ironie – ces procédés sont conformes au souhait de M.
Mohammed de se voir traité en ennemi plutôt qu’en criminel.)
C’est comme si la lutte contre les terroristes, et non plus seulement
les terroristes eux-mêmes, devait à présent opérer dans une zone de
légalité incertaine – une « zone grise ». Nous sommes donc de fait face
à des criminels « légaux » et « illégaux » : ceux qui doivent être
traités selon les procédures légales (recours à des avocats, ainsi de
suite), et ceux qui sont rejetés hors de la légalité, destinés aux
tribunaux militaires ou à une incarcération sans terme apparent.
M. Mohammed est devenu ce que le philosophe politique italien Giorgio
Agamben nomme « homo sacer » : une créature légalement morte bien que
biologiquement toujours vivante. Et M. Mohammed n’est pas seul dans ce
monde de limbes. Les autorités usaméricaines qui traitent les cas de ce
type de détenus sont devenues un genre de complément, de reflet de cet «
homo sacer » : agissant en tant que pouvoir judiciare, elles opérent
dans un espace vide soutenu par la loi et pourtant soustrait à la
régulation par le droit.
Certains ne voient là rien de gênant. Leur contre-argument se veut
réaliste : la guerre contre le terrorisme est une guerre sale, on se
trouve dans des situations où la vie de milliers de personnes peut
dépendre des informations que l’on peut obtenir de nos prisonniers,
alors on doit prendre des mesures radicales. Alan Dershowitz, de la
harvard Law School, ne dit rien d’autre lorsqu’il affirme : « Je ne suis
pas en faveur de la torture, mais si l’on doit en arriver à l’utiliser,
il serait sacrément préférable qu’elle soit approuvée par les tribunaux
». Eh bien, si c’est là être « honnête », je préfère m’en tenir à la
plus stricte hypocrisie.
Bien-sûr, la plupart d’entre nous peut imaginer une situation
particulière dans laquelle il se pourrait que l’on ait recours à la
torture – peut-être pour sauver un être cher d’une souffrance imminente
et indicible. Je peux me l’imaginer. Dans un tel cas, néanmoins, il est
crucial que je n’érige pas ce choix désespéré en un principe universel.
Dans l’urgence brutale et inévitable du moment, je devrais simplement le
faire. Mais cela ne peut devenir une norme acceptable. Je dois conserver
intacte la conscience de l’horreur de mon acte. Et lorsque la torture en
vient à n’être plus considérée que comme une technique supplémentaire de
la lutte contre le terrorisme, toute conscience de l’horreur est perdue.
Lorsqu’au cours de la cinquième saison de la série télévisée « 24 heures
», il est devenu clair que le cerveau à l’origine du complot terroriste
n’était nul autre que le président lui-même, nombre d’entre nous
attendait avidement de savoir si Jack Bauer appliquerait au « dirigeant
du monde libre » sa technique habituelle face aux terroristes qui
refusent de révéler un secret qui pourrait sauver des milliers de vies.
Va-t-il torturer le président ?
La réalité a maintenant dépassé la fiction télévisuelle. Ce que la série
« 24 heures » avait encore la décence de représenter comme un choix
désespéré et douloureux de son héros Jack Bauer est à présent considéré
comme une affaire courante – « business as usual ».
En un sens, ceux qui refusent d’encourager explicitement la torture,
mais l’acceptent néanmoins comme sujet légitime de débat, sont encore
plus dangereux que ceux qui s’en font clairement les avocats. La
moralité n’est jamais simplement une question de conscience
individuelle. Elle ne s’épanouit que lorsqu’elle est soutenue par ce que
Hegel nommait « l’esprit objectif », c’est-à-dire l’ensemble de règles
non écrites qui constituent l’arrière-paln de l’activité de tout
individu, nous désigant ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas.
Par exemple, un signe évident du progrès des sociétés occidentales est
que nul n’a plus besoin d’y argumenter contre le viol : il est «
dogmatiquement » évident pour tous qu’il est mal de violer. Si quelqu’un
s’avisait de défendre la légitimité du viol, il nous semblerait si
ridicule qu’il condamnerait ses propos à n’être pas écoutés plus avant.
Et ce devrait être exactement la même chose en ce qui concerne la torture.
Sommes-nous conscients de ce à quoi aboutit la voie ouverte par la
normalisation de la torture ? Un détail significatif des aveux de M.
Mohammed nous en donne un indice. Il a été rapporté que les
interrogateurs se sont soumis au « water boarding » et qu’ils n’ont été
capables de supporter ce supplice que pendant 15 secondes en moyenne
avant d’être prêts à avouer tout et n’importe quoi. Cependant, M.
Mohammed aurait forcé leur admiration en l’endurant pendant deux minutes
et demie.
Sommes-nous conscients que la dernière fois où de telles choses avaient
cours dans le discours public remonte à la fin du Moyen-Age, lorsque la
torture était encore un spectacle public, une façon honorable de mettre
à l’épreuve un ennemi capturé, qui pouvait éventuellement s’attirer
l’admiration de la foule en endurant la souffrance avec dignité ?
Souhaitons-nous vraiment en revenir à ce genre d’éthique guerrière
primitive ?
Voilà pourquoi, en définitive, /nous/ sommes les principales victimes de
cette « torture au quotidien » (torture-as-usual), nous, le public bien
informé. Une part précieuse de notre identité collective a été perdue
irrémédiablement. Nous sommes entraînés dans un processus de corruption
morale : ceux qui sont au pouvoir sont littéralement en train d’essayer
de briser une part de notre colonne vertébrale éthique, pour réprimer et
défaire ce que l’on peut valablement tenir pour la principale réussite
de notre civilisation – l’augmentation de notre sensibilité morale
spontanée.
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/Slavoj Zizek – de nationalité slovène - est philosophe, sociologue et
psychanalyste. Il a publié de nombreux ouvrages, dont, récemment :/
/« Le sujet qui fâche », 2007
« Bienvenue dans le désert du réel », 2005
« Que veut l’Europe » ? », 2005
« Plaidoyer en faveur de l’intolérance », 2004/
*Original : ***
<http://www.truthout.org/docs_2006/032607P.shtml>*http://www.truthout.org/docs_2006/032607P.shtml*
*Traduit de l’anglais en français par Xavier Rabilloud, membre de
Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique
(**www.tlaxcala.es* <http://www.tlaxcala.es/>*). Cette traduction est en
Copyleft : elle est libre de toute reproduction, à condition de
respecter son intégrité et de mentionner auteur, traducteur et sources. **
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Source
(méta -> http://www.truthout.org/docs_2006/032607P.shtml
La page du NY Times n'étant plus accessible)
*Knight of the Living Dead*
By Slavoj Zizek
The New York Times
Saturday 24 March 2007
London - Since the release of Khalid Shaikh Mohammed's dramatic
confessions, moral outrage at the extent of his crimes has been mixed
with doubts. Can his claims be trusted? What if he confessed to more
than he really did, either because of a vain desire to be remembered as
the big terrorist mastermind, or because he was ready to confess
anything in order to stop the water boarding and other "enhanced
interrogation techniques"?
If there was one surprising aspect to this situation it has less to do
with the confessions themselves than with the fact that for the first
time in a great many years, torture was normalized - presented as
something acceptable. The ethical consequences of it should worry us all.
While the scope of Mr. Mohammed's crimes is clear and horrifying, it is
worth noting that the United States seems incapable of treating him even
as it would the hardest criminal - in the civilized Western world, even
the most depraved child murderer gets judged and punished. But any legal
trial and punishment of Mr. Mohammed is now impossible - no court that
operates within the frames of Western legal systems can deal with
illegal detentions, confessions obtained by torture and the like. (And
this conforms, perversely, to Mr. Mohammed's desire to be treated as an
enemy rather than a criminal.)
It is as if not only the terrorists themselves, but also the fight
against them, now has to proceed in a gray zone of legality. We thus
have de facto "legal" and "illegal" criminals: those who are to be
treated with legal procedures (using lawyers and the like), and those
who are outside legality, subject to military tribunals or seemingly
endless incarceration.
Mr. Mohammed has become what the Italian political philosopher Giorgio
Agamben calls "homo sacer": a creature legally dead while biologically
still alive. And he's not the only one living in an in-between world.
The American authorities who deal with detainees have become a sort of
counterpart to homo sacer: acting as a legal power, they operate in an
empty space that is sustained by the law and yet not regulated by the
rule of law.
Some don't find this troubling. The realistic counterargument goes: The
war on terrorism is dirty, one is put in situations where the lives of
thousands may depend on information we can get from our prisoners, and
one must take extreme steps. As Alan Dershowitz of Harvard Law School
puts it: "I'm not in favor of torture, but if you're going to have it,
it should damn well have court approval." Well, if this is "honesty," I
think I'll stick with hypocrisy.
Yes, most of us can imagine a singular situation in which we might
resort to torture - to save a loved one from immediate, unspeakable harm
perhaps. I can. In such a case, however, it is crucial that I do not
elevate this desperate choice into a universal principle. In the
unavoidable brutal urgency of the moment, I should simply do it. But it
cannot become an acceptable standard; I must retain the proper sense of
the horror of what I did. And when torture becomes just another in the
list of counterterrorism techniques, all sense of horror is lost.
When, in the fifth season of the TV show "24," it became clear that the
mastermind behind the terrorist plot was none other than the president
himself, many of us were eagerly waiting to see whether Jack Bauer would
apply to the "leader of the free world" his standard technique in
dealing with terrorists who do not want to divulge a secret that may
save thousands. Will he torture the president?
Reality has now surpassed TV. What "24" still had the decency to present
as Jack Bauer's disturbing and desperate choice is now rendered business
as usual.
In a way, those who refuse to advocate torture outright but still accept
it as a legitimate topic of debate are more dangerous than those who
explicitly endorse it. Morality is never just a matter of individual
conscience. It thrives only if it is sustained by what Hegel called
"objective spirit," the set of unwritten rules that form the background
of every individual's activity, telling us what is acceptable and what
is unacceptable.
For example, a clear sign of progress in Western society is that one
does not need to argue against rape: it is "dogmatically" clear to
everyone that rape is wrong. If someone were to advocate the legitimacy
of rape, he would appear so ridiculous as to disqualify himself from any
further consideration. And the same should hold for torture.
Are we aware what lies at the end of the road opened up by the
normalization of torture? A significant detail of Mr. Mohammed's
confession gives a hint. It was reported that the interrogators
submitted to waterboarding and were able to endure it for less than 15
seconds on average before being ready to confess anything and
everything. Mr. Mohammed, however, gained their grudging admiration by
enduring it for two and a half minutes.
Are we aware that the last time such things were part of public
discourse was back in the late Middle Ages, when torture was still a
public spectacle, an honorable way to test a captured enemy who might
gain the admiration of the crowd if he bore the pain with dignity? Do we
really want to return to this kind of primitive warrior ethics?
This is why, in the end, the greatest victims of torture-as-usual are
the rest of us, the informed public. A precious part of our collective
identity has been irretrievably lost. We are in the middle of a process
of moral corruption: those in power are literally trying to break a part
of our ethical backbone, to dampen and undo what is arguably our
civilization's greatest achievement, the growth of our spontaneous moral
sensitivity.
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/Slavoj Zizek, the international director of the Birkbeck Institute for
the Humanities, is the author, most recently, of /The Parallax View.
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