Philippe Riviere on Mon, 6 Dec 1999 13:31:26 +0100 (CET) |
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[nettime-fr] Citoyenne Cisse' |
Citoyenne Cissé =============== par Philippe Rivière, décembre 1999. De toutes les femmes ayant participé à l'occupation de l'église Saint-Ambroise à Paris, Madjiguène Cissé est la seule à ne pas avoir vu sa situation « réglée », par des papiers ou par l'expulsion : elle reste la dernière des « sans-papières » de mars 1996. Faut-il voir là l'embarras des successifs ministres de l'intérieur face à une fauteuse - récidiviste - de trouble à l'ordre public ? Ou la logique d'une « jusqu'au-boutiste » qui a dénoncé comme des « tentatives de corruption » les offres d'arrangement, et qui préfère s'en tenir aux principes qui fondent le sens de son combat, jurant qu'elle n'acceptera sa régularisation que si elle ne lui est pas présentée comme une faveur en échange de son silence ? « Maj » est irrécupérable. Son témoignage, en forme de bilan d'étape, montre combien cette farouche volonté d'autonomie est centrale pour la lutte des sans-papiers. « J'étais persuadée qu'il nous fallait refuser de nous laisser enfermer dans des négociations déléguées au clergé ou à une association qui irait poser nos revendications à notre place, comme cela s'était souvent produit auparavant. Confier nos dossiers, et nous en remettre à la générosité, à la bonne volonté, c'est ce que chacun d'entre nous avait tenté des années durant. (...) Attendre, attendre, toujours attendre. L'administration resserrait de plus en plus fort les mailles d'où ne s'échappaient [que] des régularisations isolées. Pour gagner (...), j'avais la certitude qu'il faudrait une décision politique, mais qu'elle ne viendrait que si nous avions réussi nous-mêmes, sans délégation, à convaincre l'opinion. » L'unité du mouvement, l'autre maître-mot de Madjiguène Cissé, n'a pas été facile à maintenir. Les gouvernements successifs ont su jouer de la tension entre les exigences de principe (« Des papiers pour tous ») et le besoin de débouchés palpables (les régularisations partielles, carte de séjour d'un an, même attribuées au cas par cas soulagent leurs bénéficiaires). L'arrivée de la « gauche plurielle » au gouvernement en juin 1997 a diminué l'ardeur de certains soutiens, qui ont feint de croire, M. Lionel Jospin ayant légiféré, que le « problème » était réglé. Des relais politiques, cherchant une issue après l'opération de régularisation lancée par le ministre de l'intérieur Jean-Pierre Chevènement, inventèrent de revendiquer « des papiers pour tous les sans- papiers qui en ont fait la demande », niant par là les conditions de l'opération, qui avaient conduit certains à ne pas déposer de dossier, par crainte du fichage ou parce qu'ils n'entraient pas dans les « critères » de cette opération. Cette revendication conduisit le mouvement à un clivage violent, en voie de se résoudre après l'échec de la ligne conciliante. Sans conteste, le mouvement a fait évoluer la société française. La stratégie de « sortie de l'ombre » des boucs émissaires désignés comme « clandestins », si elle a étonné, a fini par convaincre qu'il fallait rechercher la solution ailleurs que dans l'« humanitarisme ». Il y a « une confusion entre le sort que les gouvernants et le patronat veulent nous voir subir, et le niveau de notre conscience, écrit Madjiguène Cissé. La fragilité économique et sociale n'inclut pas en soi la soumission, encore moins l'acceptation. Le mouvement des chômeurs a suscité les mêmes réactions de surprise, révélant le caractère erroné de certaines considérations sociologiques ou politiques sur les couches ``conscientes'' de la société ». « Maj » aime rire ; elle désamorce ainsi systématiquement le pathétique des situations. Il faut l'entendre évoquer la réaction du fonctionnaire de la préfecture devant lequel se présente impromptu, lors d'une action d'occupation, l'un des sans-papiers de Saint-Bernard... trois mois après son expulsion vers l'Afrique par ce même fonctionnaire. L'humour pointe aussi dans son livre, quand elle relève cette déclaration du... Mouvement des citoyens, le parti de M. Chevènement, en février 1997 : « La double peine n'est pas acceptable au regard du principe républicain d'égalité entre des citoyens devant la justice ; pour les mêmes faits, la peine applicable ne peut être différente selon qu'on est français ou étranger. Par ailleurs, la double peine est criminogène ; la plupart des jeunes expulsés pour des petits délits et qui n'ont rien à faire dans les ``pays d'origine'' où on les expulse (parce qu'ils n'y ont jamais vécu) reviennent clandestinement. » *Parole de sans-papiers* ne se résume pas à la chronique d'une lutte, entre rituels traditionnels et téléphones portables. Il puise dans les Rapports sur le développement humain du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) pour aborder les inégalités Nord-Sud. Il lie, dans un chapitre toutefois trop rapide, la situation faite aux étrangers au nouveau rôle de l'Etat dans la mondialisation : assurer la « flexibilité » de la main d'oeuvre et le contrôle social. Il traite de l'héritage colonial, dans les multiples empreintes d'une présence impériale : dettes de sang, pillage économique, arrangements post ou néocoloniaux avec les dictatures africaines, mais aussi existence de liens forts entre les populations, de repères culturels et politiques communs. Alors en classe de troisième à Dakar, Madjiguène Cissé a vécu un Mai 68 accrochée au poste de radio, « dans une atmosphère d'insurrection généralisée ». Après deux années d'allemand, bonne élève, elle bénéficia d'une bourse pour l'Allemagne. Bourse qui prévoyait un retour obligatoire après deux ans d'études : ce fut là sa première lutte pour l'égalité des droits, et son premier « incident diplomatique ». Elle revint néanmoins enseigner au Sénégal, où elle s'impliqua dans un travail militant d'alphabétisation des adultes. L'autre heureuse surprise du mouvement des sans-papiers est dans l'affirmation des femmes. Elles sont victimes de toutes les discriminations, économiques, culturelles, juridiques. Affaires africaines ? Pas seulement : « Les premières régularisées de notre collectif s'étaient presque toutes vu remettre des cartes de visiteuses sans droit au travail » ! Elles ont su prendre en main les réunions et l'organisation du collectif, réfléchissant sur les enjeux les concernant directement, et installant un homme à la cuisine. « Femme, noire, sans-papière », Madjiguène Cissé montre, avec ce livre, une implication multidimensionnelle dans la vie de la cité, qui n'a rien d'une revendication personnelle, opportuniste ou politicienne. Citoyenne, elle l'est au plein sens du terme - mais toujours sans papiers. * Madjiguène Cissé, *Parole de sans-papiers*, La Dispute, Paris, 1999, 255 pages, 100 F. _______________________________________________ #<nettime-fr@ada.eu.org> est une liste francophone de politique, art, culture et net, annonces et filtrage collectif de textes. #Cette liste est moderee, pas d'utilisation commerciale sans permission. #Archive: http://www.nettime.org contact: nettime@bbs.thing.net #Pour vous desabonner de cette liste, suivez les instructions sur http://ada.eu.org/cgi-bin/mailman/listinfo/nettime-fr #contact humain : nettime-fr-admin@ada.eu.org